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Législatives 2024 : tenir le fil de notre histoire

A l’orée du second tour des élections législatives, dimanche 7 juillet, un seul parti reste en mesure d’obtenir la majorité absolue à l’Assemblée nationale et la possibilité directe, qui en découle, de gouverner la France, sans se livrer à des négociations : le Rassemblement national (RN). Comme dans d’autres pays, l’extrême droite, et son idéologie fondée sur la discrimination, la stigmatisation, le rejet de catégories entières de la population, demeure ainsi, plus que jamais, le péril majeur qui surplombe notre paysage politique.
A cette menace, les partis républicains ont opposé, comme plusieurs fois par le passé, un front commun dont le premier effet a été une vague massive de désistements des candidats les plus mal placés dans les très nombreuses triangulaires issues du premier tour, afin d’éviter que la dispersion des voix conduise à une élection du représentant du RN. C’est une condition nécessaire, mais pas suffisante, pour nous préserver du pire.
La décision irresponsable du président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale, au soir de sa défaite aux élections européennes, doit se dénouer dans les isoloirs des bureaux de vote des 501 circonscriptions encore en balance : c’est maintenant aux électrices et aux électeurs de s’y prononcer en conscience. Se déplacer pour voter en choisissant le bulletin du candidat concurrent de celui du RN ou de ses supplétifs, quelle que soit sa couleur politique, sera le seul moyen de s’opposer à l’extrême droite.
Il faut souhaiter que nos concitoyens seront assez nombreux à se mobiliser pour non seulement refuser la majorité absolue au RN et à ses alliés, mais aussi pour repousser le nombre de députés d’extrême droite le plus loin possible du seuil des 289 sièges. Et donc le plus loin possible de la tentation d’une coalition avec les députés de ce qui reste de la droite, notamment ceux des Républicains (LR), qui ont encore écrit un nouveau chapitre de la longue histoire de leur déchéance morale en refusant la réciprocité aux candidats de gauche qui se sont désistés en leur faveur.
Il faut espérer que ces électeurs ne se seront pas laissé distraire par les baroques échafaudages de coalitions alternatives, aussitôt évoquées, aussitôt démenties notamment par un pouvoir aux abois depuis sa déconvenue, prévisible, du premier tour, et désormais tenaillé par la peur du vide. Ces questions ne se traiteront sérieusement que lorsque le danger principal aura été conjuré.
Il faut escompter qu’ils ne se seront pas non plus laissé démobiliser par les projections des sondages en sièges, dont tout le monde connaît les limites. Les reports de voix sont une mécanique bien trop fragile pour être anticipée avec précision, dans un tel nombre de circonscriptions qui sont autant de situations particulières, surtout après une campagne de premier tour si brève qu’elle fut réduite à sa plus triviale expression : postures, anathèmes et caricatures. L’évolution de la participation, après sa forte hausse du premier tour, peut également brouiller les estimations.
Mais, surtout, il ne faudra pas se laisser impressionner par la rhétorique qui présente ces désistements et ces reports citoyens comme des dénis de démocratie, des « choix contre nature au seul nom de logiques d’appareil », selon les mots prononcés par Marine Le Pen en début de semaine. Ne lui en déplaise, ces choix sont conformes à la nature républicaine des partis qui les ont effectués. Quelle que soit la distance entre les options politiques, ils correspondent à une conception commune de notre démocratie, de son identité, de son histoire, et de ce qui lui est incompatible.
De même, il ne faut pas se laisser abuser par les excès de langage qui laisseraient penser que c’est « le peuple français » dans son ensemble, ou « la grande majorité de ses citoyens », pour reprendre les termes utilisés par le ministère des affaires étrangères russe dans son communiqué de soutien au RN, publié mercredi sur X, qui s’est exprimé dimanche 30 juin en faveur de l’extrême droite. Si massifs et inédits soient-ils, les 9,6 millions de suffrages qui se sont portés sur le parti de Marine Le Pen ne représentent qu’une part d’un corps électoral auquel il faut, en outre, retrancher près de 35 % d’abstentionnistes. Le résultat du Nouveau Front populaire (NFP), qui rassemble les partis de gauche, ne lui est inférieur que de 1 million de voix.
« Le populisme est avant tout une stratégie qui consiste, pour un parti politique, à prétendre représenter le “vrai peuple” », expliquait Jan-Werner Müller, philosophe allemand et spécialiste de ces mouvements, dans un entretien au Monde (le 29 juin). L’un de ses volets est « l’exclusion du peuple de tous les individus ne correspondant pas à la définition symbolique du “vrai peuple”, comme les étrangers, les minorités ou les opposants ». La condamnation du front républicain, considéré comme une manifestation d’un « système » par nature hostile à l’expression de la volonté populaire, est une des premières manœuvres d’intimidation qui participent à la mise en place de cette exclusion. Elle est aussi ancienne que les premiers succès du parti du clan Le Pen, dans les années 1980. Dimanche soir, la partie de la population qui apportera sa voix au barrage républicain sera tout aussi légitime que celle qui choisira de confirmer son vote en faveur du RN.
Pour décrire les effets sur notre démocratie de cette stratégie populiste de l’extrême droite française, si elle venait à s’emparer du pouvoir, les commentateurs utilisent souvent la comparaison avec la Hongrie du premier ministre Viktor Orban, l’un des inspirateurs de Marine Le Pen. De fait, l’érosion de la liberté de la presse, l’affaiblissement des institutions, les attaques contre les minorités, l’abaissement de l’Etat de droit seraient à redouter. Mais, comme nous l’écrivions avant la présidentielle de 2022, ce parallèle avec un pays de 10 millions d’habitants est bien trop court pour décrire la déflagration mondiale que représenterait le basculement de notre pays du côté de l’illibéralisme. Puissance nucléaire dotée d’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU, pilier de la construction européenne, la France n’est pas la Hongrie.
C’est le risque d’un tel basculement, dont la perspective saisit d’effroi la plupart des capitales occidentales, qu’il convient de mesurer avant le vote du 7 juillet. Sans surestimer la capacité d’Emmanuel Macron à défendre ses prérogatives dans le domaine des relations internationales. Avant même le premier tour, Marine Le Pen s’est engagée dans un rapport de force avec le président sur le sujet, qui laisse entendre que l’extrême droite compte fermement infléchir notre politique extérieure.
Cela constituerait un choc aussi violent que le détricotage de nos institutions et la mise en place de politiques discriminatoires sur le plan intérieur. La France pourrait manquer non seulement à son rôle historique dans le concert des nations, mais également à ses alliances et à ses devoirs de solidarité, alors que la guerre fait de nouveau rage en Europe depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie.
Sur notre continent, au moins deux chefs d’Etat guettent ce bouleversement. Viktor Orban, bien sûr, qui aimerait compter sur un appui de taille pour renverser le jeu au sein de l’Union européenne, dans une alliance d’intérêts qui finirait par s’effondrer sous le poids des égoïsmes nationaux. Et surtout Vladimir Poutine, auquel Marine Le Pen s’est liée par de multiples déclarations d’admiration et par un emprunt bancaire. Celui-ci vient de faire transmettre par son ministère des affaires étrangères un message de soutien qui renforce les soupçons de collusion. La cheffe de file du RN s’efforce de les dissiper en mettant en avant sa toute récente conversion à la solidarité avec l’Ukraine, toutefois limitée par des lignes rouges qui entraveraient notre capacité de réagir si la Russie venait à prendre le dessus militairement.
Ce signe de Moscou, comme le parcours et les déclarations racistes de tant de candidats RN, est un révélateur du danger pour notre pays de perdre le fil de son histoire. Tout autant que de son avenir, car il est une autre bataille dans laquelle la France fera à coup sûr défection si l’extrême droite est en position d’en décider : celle du climat.
Dans ce domaine, le parti campe sur des positions qui sont en tout point à l’opposé de la coopération, de la solidarité au-delà des frontières, de l’universalisme, indispensables pour faire face à la catastrophe en cours. Jamais, nulle part, l’extrême droite n’a pu constituer une solution aux difficultés de ses contemporains. Partout, toujours, elle a fini par accroître les malheurs du monde.
Le Monde
Jérôme Fenoglio (Directeur du « Monde »)
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